Les souvenirs qui passent par le corps
Mis à jour le 14 octobre 2022
David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Octobre 2006
Nos réactions émotionnelles ont le plus souvent des causes si profondément enfouies en nous et dans notre passé qu’elles nous demeurent mystérieuses. Pourtant, il est possible d’y avoir accès, de les contrôler et souvent même de les transformer. En passant par les sensations du corps.
Ainsi pour Michael, un jeune psychiatre qui porte ses cheveux noués en une élégante queue-de-cheval. Il est venu se former à l’EMDR (1) et participer aux exercices pratiques qui font partie de l’enseignement. C’est à son tour de jouer le rôle du patient. Il raconte comment il s’est trouvé complètement désemparé en recevant une lettre de sa banque lui rappelant le montant de son emprunt. Se sachant incapable de rembourser ce qu’il devait, il a été emporté par une vague de désespoir, paralysé par la panique. Et la même violente émotion le perturbe dès qu’il repense à nouveau à la scène.
Cette réaction lui est familière : elle le submerge souvent face aux difficultés de la vie courante. Il peut raconter dix scènes similaires où il s’est retrouvé dans un déplorable, un inexplicable sentiment d’impuissance. Même s’il se sent un peu plus capable de faire face depuis qu’il a commencé une thérapie, il aimerait savoir s’il lui est possible de progresser encore.
Lorsqu’une réaction émotionnelle inadaptée persiste depuis longtemps dans notre vie, il n’est pas toujours facile de remonter à ses origines. Pourtant, notre réaction aux événements présents est toujours la conséquence de ce que notre cerveau a enregistré au cours d’expériences antérieures. Ce processus est lié à la nature même de l’organisation du cerveau : les chiens de Pavlov salivent rien qu’en entendant une cloche sonner, si ce son a précédemment accompagné l’apport de nourriture. A l’inverse, ceux pour qui la cloche a sonné tandis qu’ils recevaient un choc électrique se figent dans la peur et l’impuissance, en attente d’un nouveau traumatisme, même si aujourd’hui, il leur serait possible de s’échapper. Au lieu de laisser Michael se perdre dans un labyrinthe de conjectures abstraites à propos de son trouble ou de détails sur ses épisodes dépressifs, le thérapeute lui demande ce qu’il ressent dans son corps lorsqu’il revit en pensée la scène où il lit la lettre de la banque. « Une oppression dans la poitrine et des picotements derrière les yeux », répond-il.
« Fermez les yeux et concentrez-vous sur ces sensations. Remontez avec elles dans le temps et suivez les images qui arrivent spontanément », reprend le thérapeute. Lorsque, après un silence, Michael rouvre les yeux, ils sont embués de larmes : « J’ai revu la mort de ma petite sœur, survenue lorsque j’avais 5 ans. Elle a séjourné à l’hôpital pendant des mois, et, chaque fois qu’on lui rendait visite, on la voyait s’affaiblir un peu plus. Nous nous sentions dans une totale impuissance et personne ne pouvait rien y faire. Je crois que je ne m’en suis jamais vraiment remis. » Face à un tel drame, son impuissance d’enfant de 5 ans, liée à celle de ses parents et des médecins, s’est gravée en lui. A partir de là, de nombreux événements de sa vie – certains aussi banals qu’une dette de banque impayée – réactivaient en filigrane la blessure subie par l’enfant désemparé. Alors même qu’il est aujourd’hui un adulte, devenu psychiatre et tout à fait capable de gérer une dette ou des situations bien plus complexes.
Or il n’a fallu à Michael que quelques séances de thérapies pour utiliser comme point de départ ses sensations physiques et arriver ainsi à s’extraire de ce deuil qu’il n’arrivait pas à faire depuis ses 5 ans. Depuis, tout n’est pas réglé, mais il réagit tout à fait différemment aux divers challenges qu’il peut rencontrer dans son existence (2). Le souvenir de ce qui nous conditionne à répondre à une situation donnée comme un enfant effrayé et impuissant alors que nous sommes désormais adulte est souvent si ancien et si éloigné dans le temps que la parole ne suffit souvent pas à le retrouver.
En revanche, la mémoire du corps, trop longtemps délaissée par la psychothérapie conventionnelle, semble conserver la trace de tels traumatismes à travers la vie entière. Des liens qui relient si fortement le passé au présent que l’on pouvait les croire indéfectibles : or, dans certaines conditions, lorsque l’on arrive à réactiver et à ranimer cette mémoire du corps, ils peuvent se délier avec une rapidité surprenante.
- . Eye movement desensitization and reprocessing (« désensibilisation et retraitement par des mouvements oculaires »). Utilisant les mouvements oculaires rapides tels que ceux qui ont lieu pendant les rêves, cette méthode permet de faire rapidement évoluer des souvenirs traumatiques vers des images et des pensées nouvelles.
- . « The use of Eye movement desensitization and reprocessing (EMDR) in the treatment of traumatic stress and complicated mourning : psychological and behavioral outcomes » de Ginny Sprang, in Research on Social Work Practice, 2001;11(3):300-20.
Octobre 2006