Le syndrome du Kosovo
Mis à jour le 14 octobre 2022
David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Octobre 1999
On connaît trop bien les témoignages des réfugiés kosovars, les rafles, les massacres et les viols. Mais les conséquences psychologiques de l’horreur continuent bien au-delà des projecteurs de l’actualité. Les organisations humanitaires, dont Médecins sans frontières, avec qui j’ai pu travailler cet été à Pec et à Prizren, commencent à réaliser l’importance que revêt cette dimension des soins chez les réfugiés.
Selmi a 20 ans. Depuis cinq mois, elle ne mange plus, ne dort plus et préfère rester seule. Elle ne sait pas pourquoi elle est encore en vie, mais elle est poursuivie par une image : un masque rouge avec des yeux noirs. Un masque qui, encore aujourd’hui, la traque, la surveille et peut apparaître devant elle à tout moment. La nuit surtout, il se mêle à ses rêves et la réveille dans un sursaut. Son cœur palpite. Elle se rappelle parfaitement les détails des yeux, du masque, du pistolet sur sa tempe. « Ils sont arrivés le soir du 26 mars, raconte-t-elle. Le premier jour des bombardements de l’OTAN. Ils sont entrés dans la maison et ont fait sortir les hommes. Mon frère, mon père et mon oncle ont protesté, ils ont été tués sur-le-champ. Une balle dans la tête. Après le départ des assassins, j’ai vu les corps allongés devant les marches. Le sang coulait encore. Cette image me revient tout le temps, comme si c’était hier. « Selmi se souvient aussi parfaitement d’une phrase qui dansait dans sa tête pendant qu’elle était seule avec le masque : « Il vaudrait mieux être morte. « Elle se souvient de sa terreur animale, le cerveau déconnecté. Les mots prononcés pour décrire la scène, évoquent, dans son corps, toutes les sensations de ce moment-là.
Selmi habite Pec où les Tigres d’Arkan ont déchaîné leur haine, dès les premières bombes de l’OTAN. Au printemps, c’était encore une ville de 150 000 habitants. Quasiment aucune maison albanaise n’est restée debout. Comme des milliers de ses voisins, depuis cinq mois, Selmi souffre d’un syndrome de stress posttraumatique. Le cerveau électrifié par ce qu’il a vécu en garde une empreinte que le temps ne peut effacer, comme celle des autres souvenirs. Le corps demeure en état d’alerte, prêt à fuir ou à se battre. Il refuse le sommeil ou la nourriture qui risqueraient de faire baisser cette garde. Dans la crèche de Pec, les éducatrices sont désemparées. Les enfants ont des colères inexplicables. Souvent, ils miment entre eux des scènes d’une violence inouïe. Les uns après les autres, affectés de torticolis, de migraines, de palpitations, avec une tension artérielle au maximum, les ex-réfugiés viennent parler de leur douleur physique, la seule qu’ils jugent convenable d’évoquer. Souvent, ils repartent avec du Valium, qui ne les aidera pas beaucoup mais leur donnera peut-être une nuit de sommeil.
Dans les ateliers d’information organisés par MSF, des médecins kosovars viennent pour mieux comprendre, pour mieux aider. Et ils racontent combien il leur est difficile, quelquefois, d’écouter. Eux aussi ont vécu la même chose. Chassés, battus, humiliés. Ils se sont parfois cachés sous des corps encore chauds. Comment tolérer ses propres souvenirs quand ils sont ravivés par la souffrance des autres ? Certains ont dû arrêter leur travail psychologique. Trop dur. Trop perturbant. Dans le métier, on parle de « traumatisation par personne interposée «, sorte de contagion de l’horreur. Pour cette épidémie-là, pas de vaccin. Le Valium n’y fera rien, ni même les antidépresseurs. Le traitement passe par la parole. Raconter, écrire, dessiner.
La mission des organisations humanitaires consistera à mettre en place des groupes de parole en formant des psychologues et des médecins kosovars à ce travail délicat et essentiel. Seuls ou ensemble, les Kosovars devront transformer les images de la douleur, intemporelles et omniprésentes, en une histoire. Une histoire avec un début et une fin, qui ainsi pourra devenir, pour eux, du passé.