Le courage de dire merci
Mis à jour le 14 octobre 2022
David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Novembre 2007
Il y a un moment formidable lorsqu’on écrit un livre, c’est celui où il ne reste plus qu’à écrire les remerciements. C’est de loin celui que je préfère et j’y pense souvent, comme à un objectif lointain, au fil des mois d’écriture.
Quand cet instant arrive, tout ce qu’il y avait à dire a été dit, toutes les idées mises à plat, les chiffres cités, les références énumérées. Le monde abstrait des concepts, et le monde révolu des histoires s’estompent. Ils laissent alors la place à ce qui est le plus présent, le plus vivant : les liens qui m’unissent aux autres. A tous ceux qui ont contribué à mon histoire, tous ceux qui ont enrichi ma vie.
Depuis dix ans, le courant des psychologues universitaires américains qui se réfèrent à la « psychologie positive » explore les voies qui permettent à chacun de fabriquer plus de bonheur, plutôt que de simplement réduire leur malheur. Une des méthodes qu’ils recommandent le plus couramment consiste simplement à noter, plusieurs fois par semaine, pendant quelques minutes, dans un journal intime, ce qui nous a apporté du plaisir. Il s’agit le plus souvent de choses simples – un plat réussi, un trajet à vélo dans un rayon de soleil, un sourire inattendu à la caisse du supermarché. Parce qu’il nous focalise sur ce qui nous fait nous sentir bien, le simple fait de noter régulièrement ces expériences positives améliore notablement notre humeur et le sentiment de satisfaction de notre vie.
Mais le professeur Martin Seligman, le chef de file de ce mouvement, préfère à ce journal des gratitudes un autre exercice qu’il trouve plus puissant encore : écrire une lettre à une personne pour la remercier de ce qu’elle a apporté à notre vie. Pour réussir cette lettre, il faut du courage. Le courage de laisser monter en soi ses émotions afin de pouvoir dire merci avec le cœur, et pas seulement avec les mots. Il faut également raconter une histoire : rappeler à celui (ou celle) qui nous a aidé, quand nous en avions besoin, exactement ce qu’il a fait, et comment, concrètement, cela nous a touché.
Dire, par exemple : « J’étais complètement découragé. J’avais tout essayé pour passer cet examen et j’avais échoué. Tu m’as emmené chez toi à la campagne pendant tout un week-end. Tu m’as écouté longuement, tu m’as raconté tes propres échecs quand tu avais mon âge, tu m’as rappelé mon courage, ma force. Tu m’as donné confiance en moi. Sans toi, je n’aurais jamais essayé à nouveau. Cela faisait longtemps que je voulais te dire combien ce moment avait compté pour moi. Et aussi, simplement, merci. » Seligman va plus loin : il recommande d’aller livrer la lettre en personne et de la lire tout haut à son destinataire. Ce n’est pas facile à faire sans avoir les larmes aux yeux. Mais ce sont des larmes de lien. Des larmes qui nourrissent la vie.
Quand je travaillais à Pittsburgh avec un médecin amérindien, qui était aussi un peu chaman, il aimait raconter une histoire que j’ai retrouvée depuis sur Internet : un vieil Indien expliquait à son petit-fils que dans chaque être humain, il y a deux loups qui se font une guerre sans merci. Un loup représente la colère, la jalousie, l’orgueil, la peur, et la honte ; l’autre est la douceur, la bienveillance, la gratitude, l’espoir, le sourire et l’amour. Inquiet, le petit garçon demande : « Et quel loup est le plus fort, grand-père ? » Et le vieil Indien lui répond : celui à qui tu donnes à manger.
Novembre 2007