La parole du souvenir
Mis à jour le 14 octobre 2022
Il n’y a pas de souvenir sans mots, sans discours intérieur. Ce que l’on ne se raconte pas, on ne s’en souvient pas.
De l’impression au souvenir – Les souvenirs retrouvés de Freud – La démonstration de Cyrulnik
David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Juillet 2009
De l’impression au souvenir
Denise est belle, et son sourire irrésistible. Toute sa vie, elle a attiré les hommes et a connu leurs caresses. Pourtant, elle n’a jamais été à l’aise avec ce contact physique, qu’elle vivait toujours – sans comprendre pourquoi – comme quelque chose de forcé. À la suite d’une dépression, à l’âge de 30 ans, elle a fini par voir une thérapeute qui a su écouter ce qu’elle ressentait au plus profond de son corps et de son coeur quand elle était nue en présence d’un homme. Il s’agissait d’abord de bribes de sentiments, d’impressions floues, de tensions fugaces dans le bas du dos. Puis, au fil des séances, ce sont des souvenirs d’une période précise de sa vie – lorsqu’elle avait 6 ans – qui se sont imposés, puis d’une maison de vacances, d’un ami des parents qu’elle admirait mais qui lui faisait peur, d’une chambre jaune, et enfin… d’un viol. Avec la sensation précise de ses mains, sur son dos et sur sa nuque, qui la plaquaient au sol. Avec la douleur terrible. Avec la peur revenue d’un coup, envahissante, bouleversante, avant de se dissiper grâce à l’aide et à l’expertise de sa thérapeute.
Les souvenirs retrouvés de Freud
Freud avait décrit ce phénomène des « souvenirs retrouvés ». Mais l’explication compliquée qu’il en donnait n’a jamais satisfait les esprits scientifiques. Depuis peu, une interprétation complètement différente est apparue. Elle est aussi élégante que simple : il n’y a pas de souvenir sans mots, sans discours intérieur. Ce que l’on ne se raconte pas, on ne s’en souvient pas. Les adultes ont très peu de souvenirs précis de leur vie avant l’âge de 2 ans. Pourtant, les jeunes enfants ont une bonne mémoire. Ils savent qui est familier et qui ne l’est pas, quels sont leurs jouets et ceux des autres… Simplement, ils ne se racontent pas ce qu’ils vivent ; ils le vivent, tout simplement. Un peu comme les animaux, leurs souvenirs sont ancrés dans leur corps et leurs sensations, pas dans une « histoire ». Du coup, ils ne peuvent pas se « reraconter » ce qui leur est arrivé dans le passé. C’est « oublié ». Les rêves nous échappent de la même façon. Si nous ne nous les racontons pas à nous-même immédiatement, ils s’évanouissent dans le brouillard du passé. Oubliés parce que jamais devenus des « histoires ».
La démonstration de Cyrulnik
Boris Cyrulnik a fait cette démonstration il y a déjà quelques années dans « La mémoire traumatique » (Jeunes, Ville, Violence : comprendre, prévenir, traiter, dirigé par Norbert Sillamy (L’Harmattan, 2004). « On joue avec un groupe d’enfants et l’on convient de deux scénarios :
– Scénario 1 : sans aucun mot, nous jouons aux corsaires, nous prenons un sabre, nous découvrons un coffre dans lequel il y a deux émeraudes, un rubis et un collier.
– Scénario 2 : avec un autre groupe d’enfants, nous faisons le même jeu, mais en parlant : “Oh ! J’ai trouvé un gros trésor ! Les pirates vont arriver ! Il y a plein de rubis et de colliers, et on va être riches !” Trois mois après, on revoit les enfants. Ceux avec qui on n’a pas parlé n’ont presque pas de souvenirs du jeu, alors que les autres se souviennent de toutes les séquences. »
Les souvenirs « retrouvés » sont donc des souvenirs qui ont été enregistrés dans le corps et les émotions, mais à un moment où nous ne pouvions pas nous raconter à nous-même ce qui nous arrivait. Soit parce que nous ne maîtrisions pas assez le langage (fréquent avant 7 ans), soit parce que nous étions terrorisés et que nous n’avons pas eu le loisir de nous raconter la scène. De fait, les souvenirs traumatiques sont fréquemment enregistrés sous forme de bribes émotionnelles plutôt que sous forme d’une histoire cohérente… Lorsque l’on commence à tirer sur le fil, en repartant du corps et des sentiments, on arrive parfois à laisser l’histoire se reconstruire, et le souvenir peut alors réapparaître dans son intégralité.
Cela vaut aussi pour les aspects les plus positifs de la vie. C’est ce que nous apprend le succès des journaux intimes, dans lesquels on écrit tous les soirs les plus beaux moments de sa journée. Plus on se raconte l’histoire de ce qu’il y a de positif dans notre vie, et plus notre vie nous paraît belle. Des histoires à méditer.
Juillet 2009