En finir avec la douleur
Mis à jour le 14 octobre 2022
David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Mars 2003
Anne était en train d’accoucher et la douleur était insupportable. L’anesthésiste l’a regardée, excédé : « Mais enfin, madame, vous avez une péridurale en place ; vous ne pouvez pas avoir mal ! » Pour ce médecin, ce que disait Anne était moins important que ce qu’il pouvait mesurer objectivement. On se demande ce qu’il penserait de ce raisonnement si c’était lui qui était sur la table de travail…
Je me souviens avoir été appelé au chevet d’un malade qui avait un cancer terminal très avancé. Il lui restait quelques mois à vivre. On me demandait de le voir parce qu’il avait dit qu’il pensait sauter par la fenêtre pour en finir plus vite. Automatiquement, on l’avait qualifié de «déprimé». Quand je suis arrivé dans sa chambre, la première chose qu’il m’a dite était qu’il ne dormait plus parce qu’il souffrait toute la nuit. Les doses de morphine qu’il recevait depuis plusieurs semaines ne suffisaient plus à contrôler la douleur. Il avait tellement peur que celle-ci empire qu’il ne voyait d’autre solution que le suicide. A ma grande surprise, j’ai eu du mal à convaincre les internes du service d’augmenter la dose de morphine. « Mais monsieur, me dirent-ils un peu effrayés, avec de telles doses, il risque de mourir ! » Valait-il donc mieux prolonger sa souffrance pour le garder en vie quelques semaines de plus, quitte à ce qu’il choisisse de se suicider ? Une fois l’alternative présentée au patient et à sa famille, personne n’a hésité. Il a choisi de vivre ses dernières semaines, mais aussi sa mort, dans l’apaisement. Plus jamais alors, il n’a été question de suicide.
Aujourd’hui, la moitié des gens qui décèdent à l’hôpital (la grande majorité d’entre nous) meurent dans une douleur «modérée à sévère», a constaté une grande étude américaine (AMA-Council on Scientific Affairs, “Good Care of the Dying Patient”, “JAMA”, 1996). Comment est-ce possible, alors que nous possédons les moyens thérapeutiques pour calmer cette douleur ? Tout simplement parce que les médecins sont encore souvent mal à l’aise avec les médicaments antalgiques. Ils ont peur de faire du patient un toxicomane – ce qui arrive dans moins de 1 % des cas – et redoutent aussi parfois de précipiter la mort chez un patient déjà mourant. Enfin, ils croient beaucoup plus aux signes « objectifs » (la température, etc.) qu’à des symptômes subjectifs comme la douleur.
La solution ? Faire confiance aux patients et se laisser guider par eux. A l’hôpital, ils doivent avoir accès aux doses d’antalgiques qui leur semblent nécessaires. Les études montrent que lorsque les patients ont le contrôle de leurs médicaments antidouleur, ils n’en utilisent pas plus que lorsqu’ils doivent les demander à leur médecin. Et ils sont nettement plus satisfaits ! (J. Ballantyne et al., “Postoperative Patient-Controlled Analgesia”, “Journal of Clinical Anesthesia”, 1993). C’est vrai, il existe un risque – très faible – de faire découvrir les plaisirs artificiels de la drogue à des patients qui pourraient en avoir à nouveau envie une fois leur traitement terminé. Mais pour ma part, j’ai toujours préféré prendre ce risque-là plutôt que celui – insoutenable – de laisser souffrir quelqu’un qui me fait confiance pour que je le soigne.
Mars 2003