Comment mesurer le temps du deuil ?
Mis à jour le 14 octobre 2022
David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Février 2005
Parmi les images du cataclysme en Asie du Sud-Est, la plus marquante est celle de ces parents qui voient mourir leurs enfants sans pouvoir faire quoi que ce soit. C’est sur cette douleur que j’avais écrit quelques jours avant la catastrophe du tsunami. Sans prévoir sa terrible actualité…
Lynne est en souffrance et demande de l’aide. L’histoire qu’elle raconte est tragique : un soir, vers 18 heures, son bébé de 10 mois a de la fièvre, il semble vraiment mal. Au téléphone, après quelques questions rapides et précises, le pédiatre la rassure : « Ça n’a pas l’air si grave. Un peu de paracétamol pour la nuit, on verra demain matin. » 23 heures. Il ne va pas mieux, Lynne a du mal à lui faire ouvrir les yeux. Malgré l’heure tardive, elle décide d’appeler le pédiatre chez lui. Visiblement irrité d’être dérangé à la maison, il lui répond sèchement que rien de significatif ne semble avoir changé. Qu’elle redonne un peu de paracétamol et il la verra le lendemain matin à son cabinet, à 9 heures. Pas vraiment rassurée, Lynne renonce à se coucher et s’installe dans un fauteuil du salon pour surveiller son fils. Il est blotti contre sa poitrine, elle lui caresse le dos, sent son souffle trop chaud dans son cou. 5 heures du matin. Elle se réveille en sursaut, furieuse de s’être assoupie. Dans ses bras, elle découvre son enfant mort.
Depuis, Lynne ne dort presque plus. Le rare sommeil qu’elle trouve est souvent agité de cauchemars. Le jour, des images de cette dernière nuit avec son fils la hantent, lui serrent la gorge et le ventre. Elle s’accuse d’avoir été une mauvaise mère – pourquoi ne l’a-t-elle pas emmené à l’hôpital malgré l’avis contraire du pédiatre ? –, elle se sent incapable de vivre avec cette douleur. Parfois, elle sent la main de son fils dans la sienne, sa respiration sur son visage. Elle a peur de devenir folle, et finit par consulter une thérapeute.
Le diagnostic est aisé : il s’agit d’un deuil traumatique. La réponse l’est moins. Si Lynne souffrait ainsi depuis deux ans, personne n’hésiterait à la soigner pour l’aider à surmonter sa douleur et recommencer à vivre. Si cela ne faisait que six mois, d’aucuns s’interrogeraient : a-t-elle souffert assez longtemps ? Et si cela ne faisait que trois mois ? Dans le cas de Lynne, cela ne faisait que trois semaines. Fallait-il la renvoyer chez elle avec sa souffrance ? « Désolée, Madame. Ce que vous vivez est une réaction de deuil, il faut laisser le temps faire son œuvre. Vous n’avez pas souffert assez longtemps pour que je vous aide. Revenez me voir quand votre douleur aura duré au moins six mois… »
Qui doit décider de la durée de la souffrance d’autrui ? On sait aujourd’hui que moins de huit séances d’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing (EMDR) : utilisant les mouvements oculaires rapides, cette technique permet d’atténuer des souvenirs traumatiques en les remplaçant par des images et des pensées nouvelles) permettent de soulager les symptômes du deuil traumatique dans plus de 80 % des cas (Sprang G., in Research on Social Work Practice, 2001. Et Wilson S., Becker L. and Tinker R., in Journal of Consulting and Clinical Psychology, 1997). Pourquoi en priver celui qui souffre ? Un thérapeute a-t-il moralement le droit de refuser de traiter celui qui demande de l’aide ?
Les patients qui ont perdu un être aimé ont souvent le sentiment que leur souffrance est une façon d’honorer son souvenir. Mais après quelques semaines, qu’aurait souhaité le fils de Lynne pour sa mère ? A la fin de ses séances d’EMDR, c’est Lynne elle-même qui a trouvé la réponse : « Je ne suis plus bloquée sur les images horribles de cette dernière soirée avec lui. Ce que je revois, ce sont tous nos moments de tendresse et de douceur. Je suis reconnaissante pour tout ce qu’il m’a apporté avant de partir. » Puis elle met la main sur sa poitrine : « Il est en paix maintenant, et je sens sa présence dans mon cœur. Je ne l’oublierai jamais, il sera toujours là avec moi. Ma vie peut continuer… » Fallait-il attendre six mois ? Et combien de temps les victimes du tsunami vont-elles, elles aussi, souffrir ?
L’EMDR au service des rescapés de l’Asie du Sud-Est
EMDR-France regroupe des psychologues cliniciens, psychiatres, psychanalystes, psychothérapeutes formés à l’EMDR, technique visant à traiter les états de stress post-traumatiques. Un grand nombre de ces praticiens se sont portés volontaires, pour aider bénévolement, en France, les victimes directes et indirectes du tsunami.
Renseignements : Internet : www.emdr-france.org
Février 2005