Cette peine qui fait vraiment mal
Mis à jour le 14 octobre 2022
David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Janvier 2004
Jim est allongé dans un scanner à résonance magnétique. Il participe en même temps à un jeu sur ordinateur avec quelques autres étudiants de la University of California, Los Angeles (UCLA). Comme s’ils jouaient au ballon sur une pelouse, chacun renvoie une balle digitalisée, avec plus ou moins d’adresse, à un des participants qu’il choisit tour à tour. Jim se demande ce qu’il peut bien y avoir d’intéressant là-dedans pour les chercheurs en neurosciences qui l’ont invité à faire cette expérience… Au bout d’un moment, il s’aperçoit que les autres joueurs lui lancent de moins en moins le ballon, puis plus du tout. Il attend son tour. Ils ne peuvent pas l’avoir oublié puisque son personnage digital est bien là sur l’écran. Les autres doivent bien voir qu’il attend… Après quelques minutes, Jim est obligé de conclure qu’ils ne veulent simplement plus jouer avec lui. Il se sent très gêné. Mal dans son corps. Il a envie de bouger dans le scanner, ce qui lui a été formellement interdit. Même s’il n’a jamais rencontré ces autres étudiants, même s’il ne veut pas l’admettre, il est vexé. Pourquoi l’ont-ils laissé tomber ? Qu’a-t-il fait de mal ?
Rien. Ceux qu’il pensait être d’autres étudiants comme lui n’étaient en réalité que des personnages simulés par un programme d’ordinateur, avec instruction de progressivement exclure Jim du jeu, quelle que soit sa manière de jouer. Pour qu’il se sente mal, justement. Presque tous les sujets de cette étude se sont sentis aussi mal que Jim. Pour la première fois, elle a permis de montrer ce qui se passe dans notre cerveau lorsque nous nous sentons rejetés. La découverte ? Ce sont les mêmes régions du cerveau qui « s’allument » lorsque nous souffrons d’être rejeté par un groupe que lorsque nous ressentons une douleur physique ! Du point de vue du cerveau de Jim, s’être fait ignorer de cette façon, c’est presque pareil que si on l’avait pincé. Ça fait mal, physiquement mal, et cette douleur-là est vraiment ressentie dans le corps (1).
Nous avons hérité notre cerveau – et surtout notre cerveau émotionnel – de nos lointains ancêtres hominidés. Pour eux, dans la savane, être séparé du groupe était synonyme de mort certaine. Le mécanisme inné de la douleur nous fait retirer la main trop proche d’une flamme pour nous protéger. Il paraît donc normal que notre cerveau se soit servi du même mécanisme pour nous éviter des situations de séparation qui mettaient aussi notre intégrité physique en danger.
De fait, c’est la même région du cerveau – celle de cette douleur – qui est activée lorsqu’un bébé est séparé de sa mère, et aussi chez sa mère lorsqu’elle entend les cris plaintifs de son enfant. Là aussi, ça fait mal, vraiment mal.
Ce serait donc là la confirmation que toutes ces peines, toutes ces sensations étranges dans notre corps – serrement de gorge, pesanteur dans la poitrine, sensation que notre cœur est « brisé » – que nous vivons lorsque nous nous séparons de ceux qui forment la toile si nourrissante de nos relations affectives, sont bien « réelles ». Seul sur le quai de la gare, lorsque tu t’en vas, mon aimée, j’ai mal. Lorsque tu es loin, mon fils, et que je n’ai pas de nouvelles de toi, j’ai mal. Quand je me retrouve seul après un divorce, j’ai mal. Et chacune de ces douleurs est un peu différente. Comme si le corps ajoutait sa propre couleur à l’expérience de la souffrance. Les mots ne sont pas les mêmes pour toutes les séparations ou les rejets que nous avons à endurer ; les maux non plus.
La dépression, elle aussi, constitue une véritable douleur. Elle aussi met en jeu cette région de la douleur physique dans le cerveau activée au cours de l’expérience de l’UCLA (il s’agit du cortex cingulaire antérieur). Or la dépression est beaucoup plus fréquente chez les personnes qui ont subi plusieurs séparations affectives pendant l’enfance. Comme si ce circuit de la douleur avait été rendu plus vulnérable par ces premières expériences.
Apaiser la douleur
Une série d’études montrent que la douleur de la séparation affective est très rapidement calmée avec les mêmes substances que celles qui calment le mieux la douleur physique : les dérivés du pavot (morphine, héroïne) ou leur version originale que sont les endorphines (la « morphine endogène », sécrétée par notre cerveau lui-même) (1). Aussi, peut-on s’interroger : et si les toxicomanes dépendants de ce type de drogues tentaient simplement de calmer la douleur causée par un sentiment d’exclusion, qui les accompagne depuis l’enfance ?
in Neuroscience and Biobehavioral Reviews (1980)
Le grand psychanalyste anglais John Bowlby, le premier à avoir connecté la vie affective et les névroses humaines avec les comportements sociaux des animaux et leurs réactions à la séparation, a résumé les grands thèmes qui sous-tendent la souffrance de tous les primates dans les titres de sa trilogie Attachement et Perte : “L’Attachement”, “La Séparation”, “La Perte” (2). Aujourd’hui, grâce aux avancées de l’imagerie cérébrale, on commence à voir comment ces blessures que nous avons toujours attribuées au domaine du mental sont enregistrées dans notre cerveau comme des blessures du corps. Encore un domaine où la frontière s’efface entre le corps et l’esprit.
. Science, 2003.
. PUF, 2002
Janvier 2004